DES RACINES...
Longez Whisher Street, admirez ses maisons toutes symétriques, dont le crépis jaune s'effrite légèrement, et ses lilas entretenus toute l’année pour vous offrir une vue un tant soit peu moins affreuse. Arrêtez-vous à l'avant-dernière demeure, celle dont la boîte aux lettres rouge est bossue et sale. Bien, poussez le portail et toquez deux fois à la porte en bois. Rien ne vous permet de voir à quoi ressemble l’intérieur ; pas même le trou de la minuscule serrure. Après deux minutes d’attente, l’on viendra très certainement vous ouvrir joyeusement, si tant est que la maîtresse de maison soit présente. Maintenant, elle vous fait son grand sourire, qu’elle vous connaisse ou non. Elle vous invitera à prendre un verre pour combler l’ennui qui la dévore ; ne refusez pas, de toute façon elle vous harcèlera jusqu’à ce que vous acceptiez de passer un petit bout de temps en sa compagnie.
Ce qu’elle vous racontera ? Oh, plein de choses. Les déboires de son mari : jamais là, toujours ailleurs, elle-même ne sait pas bien quel métier il exerce. L’orgueil de son patron, sûrement vous en fera-t-elle toute une histoire. Pourquoi reste-t-elle à la main alors qu’elle est infirmière ? Congé maternité, encore. Sans plus d’explications, elle s’empressera de revenir à un sujet qu’elle préfère si vous lui posez la question. Tout ça d’un naturel que vous aurez peine à discréditer. Peut-être vous parlera-t-elle de son rêve de former une grande famille, peut-être vous mentionnera-t-elle sa passion pour tout ce qui s’envole, tels les oiseaux ou les montgolfières. Là, profitez de l’occasion, et demandez-lui si elle a des enfants.
Si vous la trouviez bavarde précédemment, vous ne saurez plus comment la qualifier. Elle déversera sur vous un flot de parole tel que vous n’en comprendrez probablement pas la moitié. Ses phrases, pour la majorité interrompues au beau milieu par un « ah, et aussi… ! » ne prendront pas le temps de s’imprimer dans vos oreilles. Ce qu’il vous faut retenir, c’est qu’elle a trois filles qu’elle chérit plus que tout au monde. L’ainée, Félicité, est sans aucun doute la plus intelligente ; elle fait de brillantes études en université. Sa cadette, Phyllis, une peu renfermée et naïve ; mais probablement celle qui se rapproche le plus de la personnalité de sa mère. Votre hôte soupirera en pensant à Mary, la petite dernière : une vraie pile électrique. Puis elle se mettra à rire, vous relatant des bons souvenirs, avant de terminer par la réponse à une question que vous vous posiez intérieurement : elle attend un garçon, qui va naître très prochainement.
Se calant dans le fauteuil, elle commencera à vous interroger. N’évitez surtout pas ses questions, elle pourrait bien se fâcher. Détaillez-lui votre vie lorsqu’elle vous le demandera, sans essayer de mentir. Passé l’entretien, soit elle continuera à vous parler, soit elle vous congédiera et vous souhaitera une bonne journée. Peut-être désire-t-elle garder un tant soit peu secret ce qu’elle va désormais le raconter, peut-être vous jaugeait-elle pour savoir si vous pouviez lui faire confiance.
Vous êtes toujours là ? Si mes conseils ont été suivis à la lettre, ce que j’ose espérer, alors elle vous aura sûrement tendu un biscuit chocolaté. Son préféré. Une marque importée tout spécialement d’Afrique et qu’elle se plait à offrir à ses invités de marque ; oui, vous êtes devenu, sans vous en rendre compte, son confident. Si elle décidé de se rafraîchir en allant sur la terrasse, enlevez vos chaussures et suivez-la discrètement, peut-être vous racontera-t-elle son histoire à présent. Une fois que vous êtes de nouveau installé, posez-lui doucement la question qui suit.
« Pouvez-vous me parler de Phyllis, s’il vous plaît ? »
Si vous avez été poli, alors elle inspirera profondément et commencera son histoire.
....ET DES AILES.
Phyllis, qui es-tu ? Pourquoi cours-tu à travers les champs sans jamais t’arrêter ? Pourquoi ton rêve est-il une prairie aux fleurs fanées ? Pourquoi ton paradis est-il un escalier où les marches disparaissent à mesure qu’on y monte ?
Tu es la malédiction vivante qu’on fuit sans s’en rendre compte. Chaque pas que tu fais contribue à pourrir la vie d’une personne. Depuis que tu as sept ans, on t’a plus de fois dit qu’un membre de ta famille avait eu un accident que tu as lu un magazine science et vie, auquel tu es abonnée. Et tu as facilement passé huit années sans t’en soucier. « C’est normal » répétais-tu à chaque fois que quelqu’un évoquait la malchance qui menace les Holwhim. Personne n’a cherché à savoir pourquoi tout va bien chez toi et pas chez les autres, pourquoi il existe une salle spécialement dédiée à l’exposition de plâtres ou de pansements en tout genre chez toi. Alors, pourquoi n’as-tu pas vécu dans l’insouciance ? Pourquoi ne t’es-tu pas leurrée jusqu’à ce que tout le monde crève ou finisse paralysée à vie ?
12 Avril 2012. Témoignage de Barnaby, facteur de Sidney. « Ben, ce matin, j’ai dû leur livrer une lettre. Très lourde, avec plein de timbres et des machinchouettes, je sais pas trop. J’ai pas rechigné, hein, parce que sinon adieu le salaire, et qu’en plus je suis toujours bien accueillie par Céc’. ‘Fin vous savez, la femme du Holwhim, Cécilia, moi je l’appelle Céc’. Bref, j’suis arrivé devant la porte, et j’ai toqué. Comme d’hab’. Pour une fois, c’tait pas Céc, j’étais dég. C’tait sa fille, je crois, l’a des cheveux noirs très longs et elle parle pas tellement, ou pour dire n’importe quoi. Ah, oui, ensuite ? J’y viens, j’y viens, c’pas la peine de me presser. Je lui ai tendu le paquet sans plus de façon et je suis parti. Je suis à peu près sûr qu’elle l’a ouvert. Pi l’vait pas l’air très contente. Fin après, je sais pas, oubliez. T’façon, je dois y aller, laissez-moi vous faire une dernière confidence. Faut bien, monsieur, me regardez pas avec cette tête-la. C’me fait pitié. Bref, avant que je me casse et retourne taffer, je l’ai entendu parler. Malédiction, qu’elle a dit, ahah. Je crois qu’elle a refermé la porte ensuite. Mais, euh, j’ai pas vérifié, heeein. »
Témoignage de Frida, la voisine. « J’écoute pas aux portes, vous savez. Ou pas tellement. Ou pas toujours. Vous prenez un café ? Tout à l’heure, j’étais à ma fenêtre, je regardais les oiseaux faire leur nid sur le toit des voisins. Aaah, pourquoi ne viennent-ils donc pas sur le mien ? Vous prenez du sucre ? Donc, où en étais-je… ? Ah, Phyllis. Vous la connaissez ? Elle est un peu tête en l’air, pas spécialement idiote, mais totalement à l’ouest. Elle ne parait pas comprendre elle-même ce qu’elle dit, alors oui, il faut être patient pour pouvoir la cerner. Il faut lui demander deux fois si elle va bien pour avoir une réponse. Je ne pense pas qu’elle soit méchante, cependant, mes yeux de vieille sont-ils bernés par ces grands yeux sombres ? Je m’égare ? Soit. Phyllis était là, elle aussi à sa fenêtre, un papier à la main. Je sais qu’elle bouquine souvent, néanmoins c’est sûrement la première fois qu’elle reçoit une lettre. (autre qu’un avis de décès ou une carte postale de l’hôpital) Et, je ne sais pas ce qu’elle contenait, mais à mon avis, rien de bon. Oh, oui, elle pleurait, du moins à sa façon : son regard livide a supplié les oiseaux de l’emmener. C’est comme ça qu’elle est triste, en battant des ailes. Aucune larme, aucune plainte, juste ça. La lettre ? Elle l’a juste posée dans un coin, sans rien dire, sans rien faire, alors que n’importe qui l’aurait cachée ou déchirée. Mais c’est Phyllis, elle est dans ce monde où ce genre de choses n’a plus aucune importance ; il faut la laisser rêver encore un peu. Ce que n’a sûrement pas fait l’expéditeur de la lettre, si vous voulez mon avis. Briser un rêve, ça devrait être interdit, même pour Addison Worthington. Comment je le sais ? Il y a des choses que vous apprendrez en temps voulu. Maintenant, je dois y aller. Vous aussi, vous avez mieux à faire, n’est-ce pas ? »
Témoignage de Félicité, grande sœur de Phyllis. « Ça m’a surprise. Vous savez, elle est plutôt timide en temps normal… Non, timide n’est pas le mot ; Phyllis n’est pas timide, elle est juste ailleurs, comme notre père. Lorsqu’elle est arrivée, traînant sa valise, pour nous annoncer qu’elle partait, j’ai ri ; mais ri de fierté. Ri de bonheur. Ri qu’elle nous annonce quelque chose pour la première fois. À 15 ans, Phyllis a pris sa première décision. Je ne sais plus où elle comptait aller, ce qu’elle voulait faire, je crois qu’elle a parlé d’un pensionnat. Et des kangourous, enfin, de l’Australie. Un mystérieux individu lui avait visiblement envoyé un billet d’avion. Quelle histoire, je vous jure, ça défiait toutes les lois de la logique ! Qu’est-ce que ce milliardaire excentrique voulait ? C’est la question, monsieur, que nous nous sommes tous posés. Vous avez probablement déjà interrogé Barnaby, le facteur, et Frida, la voisine. Dans quel but ? Vous aussi, vous êtes bizarre. Phyllis n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan, un grain de sable insignifiant, alors pourquoi ? Pourquoi prend-elle hâtivement l’avion, bagages en main, en direction de Worthington ? Riez, monsieur, riez avec moi. Un don, vous dites ? Elle n’a jamais été intelligente, jamais particulière, comment pourrait-elle être différente de vous et moi ? Phyllis n’est pas soleil, si elle doit être quelque chose, alors elle sera un fantôme errant. »
Maintenant, Phyllis, tu es loin. Où vas-tu ? Il y a plusieurs endroits, mais il ne restera toujours qu’une Lune et qu’un soleil. Où que tu sois, tu auras toujours les yeux rivés vers le ciel, même si tu te briseras avant de pouvoir l’atteindre.
UN MORCEAU DE SOLEIL
Je repose ma tasse sur la table. Mon livre est presque terminé, et pourtant il reste encore une grande partie des questions que j’avais avant de commencer. Je me suis rendu chez sa mère, j’ai interrogé ses proches, j’ai recueilli des informations et émis des hypothèses. Pourquoi est-elle partie ? Quel était le contenu de cette fameuse lettre ? Phyllis emportera ces secrets dans son ascension vers ce ciel qu’elle ne peut atteindre.
Je me relève et regarde le paysage par la fenêtre. La rue, toujours encombrée, me semble tout à coup monotone. Je ne vois plus que ce bleu qui envahit l’atmosphère, et ces nuages blanchâtres que le vent semble porter encore plus loin. Mes yeux se posent sur tous ces gens qui traversent la rue sans se soucier de lui. Je lève ma main vers cet horizon infini, et laisse les rayons ensoleillés passer entre mes doigts. Jamais je n’avais trouvé cette chaleur aussi agréable. Je reste un long moment-là, à sentir le feu de la vie qui brûle en moi depuis ma naissance. Phyllis, le ressens-tu ? Comprends-tu toute cette vie qui t’habite ? Tu n’es pas une fleur ensorcelée, ni un oiseau aux ailes brisées. Parce que, toi aussi, tu possèdes un morceau de soleil au fond de toi. Et il brille probablement de mille feux.